Mélanges sur l’amour et les livres terminés par un envoi.

        

 

Ce n’est pas de bibliophilie qu’il s’agit. Le goût du livre rare m’apparaît comme un appétit si naturel que je jugerais oiseux de faire un commentaire sur ce sujet. Pour ma part, j’ai eu ce goût à un âge où on ne l’a guère d’ordinaire, et il ne me valut que moqueries et réprimandes. Qui, parmi mes camarades de lycée, connaissait la luxueuse géographie des grands papiers, les Hollande, les Chine, les Japon ? Qui, parmi mes compagnes des leçons de danse, s’intéressait à mes désirs les plus vifs : posséder Au jardin de l’Infante et Bruges la Morte en édition originale ? Combien de fois ai-je quitté ces délicieuses réunions pour aller relire dans un coin les catalogues des bouquinistes qui emplissaient mes poches, catalogues où ces mots magiques, editio princeps, exemplaire de toute rareté, passaient devant mes yeux en lettres de feu ! Manie des livres, je lui dois mes premières aventures et mes premiers mensonges. Car souvent, au lieu d’aller au lycée, je piquais droit sur la rive gauche, ce pays de cocagne. Troublé par le désir, mal à l’aise sous la crainte et le remords, j’allais de boîte en boîte, de boutique en boutique, ne voyant réellement rien d’autre sur mon chemin que les étalages des libraires... Ah ! Si j’avais conservé les achats faits au cours de mes promenades en ces temps lointains, quelles merveilles j’aurais à présent dans ma bibliothèque ! Un Samain à couverture verte, des Rimbaud à couverture orange, des grands papiers du Mercure payés dix francs, et toutes les «premières» de France et de Loti. De Loti, seule me manquait l’édition originale d’Aziyadé, à couverture mauve...

... Samain, Rodenbach, Loti, première cueillette de l’école buissonnière, vous n’êtes plus dans ma bibliothèque. Quand vint ma seizième année, d’autres désirs réduisirent à rien les désirs du bibliophile. Il me fallut chercher à aimer et à être aimé ; il me fallut aller au Palais de Glace, dans les bars, aux courses ; il me fallut rapporter des présents à d’autres blondes dont les cheveux se dénouaient facilement. Comment me procurer de l’argent ? Un à un, tous mes livres y passèrent. Ce ne fut pas sans combat, mais je trouvais de bonnes raisons : «Je garderai Loti jusqu’à l’Inde sans les Anglais me disais-je. Les derniers sont mauvais... Je n’aime plus les rengaines de Samain, les roses, les velours, les cristaux... A quoi bon le garder !» Chargé de mes trésors, je refis en sens inverse le chemin de la rive gauche. Vais-je avouer que j’allai jusqu’à me défaire de livres sur lesquels des auteurs, cédant à mes impudentes prières d’écolier, avaient inscrit des dédicaces ? Où sont-ils, ces livres que je repaierais cher aujourd’hui ? Le Théâtre de Maeterlinck (éd. orig. trois vol. Lacomblez, rel. chag. orange, dos plat, tr. dor., couv. cons., dédicace) se trouve, paraît-il, dans la bibliothèque de M. Fernand Vandérem, qui devrait bien avoir la charité de me le vendre. Et ces livres que j’ai vendus afin d’être aimé, peut-être m’auraient-ils apporté, si je les avais conservés, bien plus d’amour que je n’en ai eu au cours de mes jours. Car je ne connais rien qui serve l’amour aussi bien qu’un beau livre... un livre, un beau livre que vous maniez en même temps que cet être, comme il vous rapproche ! Alors tout conspire pour votre amour, l’inclinaison du visage, le frôlement des doigts, la même ligne imprimée où les deux regards se heurtent et ricochent, le silence qui épaissit le désir... Je n’ai guère de livres rares : un seul est singulier. Mais il n’est pas une personne que je désire, sur qui je ne fasse, dès sa première visite, «l’épreuve de la bibliothèque». Je l’amène doucement vers les rayons et dis sur un ton déguisé (afin de dissimuler la gravité du moment) :

― Aimez-vous les livres ? Voulez-vous voir les miens ?

Et si elle acquiesce mollement, je pressens bien que, une fois mon désir satisfait, aucun attachement durable ne pourra subsister entre nous. Mais si, au contraire, je sens chez elle de la curiosité, un goût encore tâtonnant que je pourrai affermir, alors j’entrevois sur-le-champ la possibilité d’une grande liaison, de voyages depuis longtemps rêvés, de dons infinis, j’entrevois le sacrifice de mon indépendance... D’une main mal assurée je lui montre mes misérables richesses, quelques reliures romantiques, un beau Racine, un Shakespeare sombre et glacé, un Daphnis et Chloé de chez Didot, qui a la couleur d’une olive trempée. En même temps je regarde à la dérobée le visage qui sourit, la bouche qui s’entr’ouvre, les fossettes qui se dessinent, et je crois voir dans cette chair des ornements merveilleux, dentelles, rinceaux, roulettes à froid... Mais ce n’est là que l’épreuve préliminaire, ensuite vient la consécration définitive.

― Voici le seul de mes livres qui ait quelque valeur. Voyez, c’est un des cinq exemplaires sur Japon de Du côté de chez Swann, et la dédicace qui tient trois pages, donne plusieurs clefs de l’ouvrage. Un silence. Qu’elle se recueille ; je lui pardonnerai de se taire, mais non de dire une sottise. Et si je vois qu’elle admire vraiment ; si parcourant la dédicace, elle arrête son doigt sous une ligne et s’écrie :

― Oh ! il est question de la sonate de Vinteuil !... «Quand le piano et le violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à...» Comme vous avez de la chance d’avoir ce livre !

Si, ensuite elle me parle de Combray, de Méséglise, du cours de la Vivonne, des cattleyas d’Odette, c’est bon, quoiqu’il arrive plus tard, qu’elle soit cruelle, perfide ou froide, je lui garderais toujours de la reconnaissance pour cette courte volupté qu’elle m’a donnée devant la bibliothèque.

Il y a un autre cas où un livre peut être complice de l’amour : c’est lorsqu’il prépare un raccommodement. Tant qu’il y a entre deux amants désunis un livre prêté, la rupture n’est pas définitive, qu’ils le sachent bien. On commence par penser : «Qu’elle le garde ! Je le lui abandonne.» Et puis, un jour on songe de nouveau à ce livre, on revoit le moment où elle l’a pris. « Et maintenant, où l’a-t-elle placé chez elle ? Est-ce qu’elle l’ouvre encore quelquefois ?» Toutes sortes d’images reviennent vous tourmenter. «Si je le lui réclamais...» Et cette idée, vous n’en doutez pas, n’est qu’un prétexte pour écrire une lettre. Après vingt essais jugés ou trop froids ou trop humbles, vous envoyez cette lettre. Réponse, remerciements mêlés parfois à des souvenirs du passé, entrevue, pardon; et voici le lien renoué. Quelle gratitude je garde à un médiocre exemplaire de Mérimée qui m’apporta un jour un billet d’une personne que j’avais désirée mais qui était d’apparence si sage que j’avais bien vite renoncé à la revoir. Dans ce billet on déplorait mon silence, on me rappelait certains mots que j’avais dits ; il eût fallu être bien nigaud pour ne pas reconnaître à travers les lignes fines et fermes une pousse soudaine de curiosité sensuelle. Et cette petite feuille virginale, serrée dans le Mérimée (dem. rel. chag. noir dos plat, orné, la couleur est légèrement défraîchie, coiffe supérieure déchirée) me fit penser à ces créatures d’une innocence miraculeuse qui s’offrent quelques fois par les mains d’une vieille procureuse ridiculement attifée.

Jacques de LACRETELLE, Trébuchet, Liège, A la Lampe d’Aladin, 1926, p. 33-49.

(texte cité dans Le Parapet, t. 14).

 

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